Un homme a été au contact, durant sa vie professionnelle, de produits amiantés qui sont la cause du développement d’un cancer broncho-pulmonaire qui a causé sa mort en octobre 2006. La maladie a été reconnue comme une maladie professionnelle par son organisme social.
Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) a, conformément à la loi du 23 décembre 2000, notifié aux nombreux ayants droit des offres d’indemnisations qui ont été acceptées. Ces offres ont trait à la réparation de leurs préjudices personnels, ainsi qu’à l’action successorale, pour le préjudice fonctionnel et les préjudices extrapatrimoniaux du défunt.
Cependant, une demande formulée le 30 novembre 2017 par d’autres ayants droit visant l’indemnisation de leur préjudice moral et d’accompagnement respectif subi du fait du décès de la même personne est rejetée le 20 février 2018. Le FIVA considère que leur demande intervient trop tard et que l’action est prescrite.
Malgré un recours formé le 20 avril 2018 contre cette décision, les juges de la cour d’appel de Paris décident que les demandes d’indemnisations sont bien irrecevables, car prescrites.
Les demandeurs forment alors un pourvoi devant la Cour de cassation, mais cette dernière le rejette comme en témoigne cet arrêt du 5 mars 2020.
Les victimes indirectes essaient de faire valoir leur droit à indemnisation. Elles arguent que puisque le FIVA a formulé des offres à d’autres ayants droit, elles devraient pouvoir bénéficier elles aussi de l’effet interruptif du délai de prescription de dix ans. Les auteurs du pourvoi reprochent ainsi aux juges de la cour d’appel de Paris d’avoir violé les articles 2240 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 et 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000.
Des ayants droit, qui étaient étrangers aux premières demandes d’indemnisation formulées auprès du FIVA par d’autres ayants droit, peuvent-ils se prévaloir des offres adressées à ces derniers alors qu’elles ne leur sont pas destinées et ceci, dans le but d’écarter la prescription attachée à leur action ?
La Cour de cassation, en rejetant le pourvoi, valide le raisonnement de la cour d’appel de Paris. Cette dernière a jugé que l’article 2240 du code civil ne pouvait être actionné, car le FIVA n’avait jamais reconnu les demandeurs comme des créanciers et qu’ils n’avaient pas été « partie » aux primo-demandes.
Le FIVA est créé le 23 décembre 2000 bien que la prise de conscience de la dangerosité du produit soit plus ancienne. La première victime décédée des suites de l’inhalation de cette fibre date de 1899, mais il faut attendre le 1er janvier 1997 pour que l’utilisation de l’amiante soit proscrite.
Le délai dans lequel les victimes ont la possibilité de saisir le FIVA n’est pas mentionné dans la loi du 23 décembre 2000 si bien que, par avis et par arrêt (Cass., avis, 18 janv. 2010, n° 09-00.004, D. 2010. 329 ; ibid. 2076, chron. H. Adida-Canac et Civ. 2e, 8 juill. 2010, n° 09-70.493, D. 2010. 2076, chron. H. Adida-Canac ), la Cour de cassation a considéré que le délai quadriennal prévu dans la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 – relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics – devait s’appliquer. Les demandeurs considéraient, sur ce point, que la saisie d’un organisme de solidarité nationale ne devait pas faire l’objet d’une prescription à l’instar d’une action en justice. Le législateur est donc intervenu le 20 décembre 2010 en introduisant, dans la loi du 23 décembre 2000 – d’application immédiate – l’article 53-III bis qui est venu porter à dix ans la prescription des droits à indemnisation des victimes de l’amiante. Les causes d’interruption de la prescription ne pouvaient donc logiquement plus se rapporter à la loi de 1968 et c’est naturellement que la Cour de cassation (Civ. 2e, 13 juin 2019, n° 18-14.129, D. 2019. 1346 ; ibid. 1792, chron. N. Touati, C. Bohnert, S. Lemoine, E. de Leiris et N. Palle ; n° 18-19.602 ; n° 18-19.603, n° 18-19.604 ; n° 18-18.235 et n° 18-14.653 ; Civ. 2e, 24 oct. 2019, n° 18-13.666) a jugé qu’il fallait se référer aux causes d’interruption comprises dans le droit commun. Dans le code civil, on retrouve les règles relatives au report du point de départ ou de suspension de la prescription dans la deuxième section du chapitre trois du titre dix intitulé « de la prescription extinctive ».
Dans cette espèce, la cour d’appel de Paris a considéré que les victimes indirectes avaient jusqu’au 22 novembre 2016, soit dix ans après la date à laquelle le décès de la victime principale a été établi comme étant en lien de causalité avec sa pathologie. Cela est conforme à la loi de 2010 qui fixe le point de départ du délai de la prescription, s’agissant des demandes des ayants droit d’une personne décédée à la suite d’une exposition à l’amiante, à la date du premier certificat médical établissant le lien entre le décès et cette exposition. La demande des victimes indirectes n’ayant été formulée que le 30 novembre 2017, ces dernières étaient normalement bien forcloses. Elles entendaient pourtant se prévaloir des demandes préalablement formulées auprès du FIVA par d’autres ayants droit, car ces demandes concernaient le même fait dommageable, à savoir, la mort de l’employé victime d’un cancer. Dès lors, puisque les demandes formulées poursuivaient le même but, chacun pouvait se prévaloir des demandes des autres. Les demandeurs, dans leurs conclusions, se sont sans doute prévalus d’un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 24 janvier 2002. Les juges du droit avaient considéré, à l’occasion d’un accident du travail imputable à l’employeur, que les demandes d’indemnisation complémentaires formées par des ayants droit par saisine du tribunal des affaires de sécurité sociale ont un effet interruptif de prescription qui profite à d’autres ayants droit ayant formé leur demande postérieurement. Et ce, dès lors qu’il s’agissait du même fait dommageable (Soc. 24 janv. 2002, n° 00-11.696). D’autres exceptions à l’effet relatif de l’interruption de la prescription existent. Elles sont prévues par la loi (v. en matière de caution ou d’obligations solidaires, ou par la jurisprudence, J.-J. Taisne, J.-Cl. Civ., art. 2240 à 2246, vis Interruption de la prescription, nos 162 s.) et par la jurisprudence (V. par ex., en matière d’usufruit ou de copropriété, J.-Cl. Civ., préc., nos 170 s.). Mise à part ces exceptions, le principe demeure de l’effet relatif des causes d’interruptions de la prescription qu’il faut manier avec précaution, car si tout le monde peut se prévaloir des demandes de chacun à n’importe quel moment, le principe de la prescription perd de sa force. Ainsi, l’acte interruptif de prescription ne peut normalement profiter qu’au créancier qui agit à l’encontre du débiteur qui prescrit. C’est ce que vient affirmer, dans cet arrêt du 5 mars 2020, la Cour de cassation en rejetant le pourvoi formé par les demandeurs.
Par ailleurs, la règle posée à l’article 2240 du code civil, à savoir que « La reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription », implique nécessairement que le débiteur, en l’espèce le FIVA, ait reconnu la créance des demandeurs ce qui n’est pas évident ici puisque même si les demandes concernent la même personne, elles ne visent pas exactement le même préjudice. Non seulement, car chaque préjudice est toujours personnel, mais aussi, car ceux visés dans la demande tardive ne sont pas forcément les mêmes que ceux visés par les autres ayants droit dans leur demande antérieure.
Il n’en demeure pas moins que les difficultés sont réelles et les interrogations légitimes. Elles viennent sans doute de la confusion entre l’engagement d’une action en justice et la saisie d’un Fonds d’indemnisation. La Cour de cassation penche le plus souvent en faveur d’une identité des règles relatives à la prescription dans ces deux cas et l’arrêt du 5 mars 2020 permet d’apporter de précieuses précisions.