Une élève infirmière, vaccinée en 1972, s’est vu diagnostiquer une sclérose en plaques (1993), la maladie de Crohn (1999) ainsi qu’une polymyosite (2004). Après avoir engagé une action en responsabilité contre l’État et obtenu une réparation de son préjudice, la victime assigna la société Sanofi Pasteur devant le juge civil afin d’obtenir réparation de l’aggravation des préjudices dont elle avait obtenu réparation. La société Sanofi Pasteur fut successivement reconnue responsable du préjudice par le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Toulouse. Saisie du pourvoi formé par le laboratoire, la première chambre civile de la Cour de cassation vint mettre fin au litige par un arrêt de rejet. Elle saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 28 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Devant la CEDH, Sanofi Pasteur invoque en particulier l’article 6, § 1 (droit à un procès équitable). Deux griefs sont soutenus par le laboratoire sur ce fondement. D’une part, la société requérante se plaint de la fixation du point de départ de la prescription à la date de la consolidation du dommage. Ce choix aurait de facto rendu l’action imprescriptible dès lors que la maladie à la base du dommage est évolutive, donc insusceptible de consolidation. Sur ce point pourtant, le juge européen conclut à l’absence de violation. La Cour constate en effet qu’il revenait à l’État d’assurer la mise en balance de deux intérêts contradictoires : droit à la sécurité juridique pour la société requérante contre droit à un tribunal pour la victime (§ 56). Cette situation de conflit de droit lui permet de reconnaître en l’espèce une marge d’appréciation importante au profit de l’État (§ 57).
Constat de violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme
Surtout, la société requérante se plaint du rejet non motivé par la Cour de cassation de sa demande de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Sur ce point, la CEDH conclut à la violation de l’article 6, § 1. Le raisonnement mené et la solution à laquelle le juge européen aboutit s’inscrivent en parfaite cohérence avec les principes établis dans sa jurisprudence antérieure (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, req. nos 3989/07 et 38353/07, Dalloz actualité, 26 oct. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 2338, et les obs.
Une précision de la portée de l’obligation de motivation des juridictions nationales concernant le rejet des demandes de questions préjudicielles
Après un rappel de l’obligation de renvoi pesant sur les juridictions de dernier ressort au titre de l’article 267, § 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Cour européenne des droits de l’homme précise les exceptions prévues par la jurisprudence Cilfit (CJCE 6 oct. 1982, aff. C-283/81, pt 21, v. S. Gervasoni, CJUE et cours suprêmes : repenser les termes du dialogue des juges ?, AJDA 2019. 150
En effet, il est acquis depuis l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (préc., § 62) que, lorsque les juridictions nationales refusent de poser une question préjudicielle dans le cadre de l’article 267, § 3, elles doivent « indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n’est pas pertinente, que la disposition de droit de l’Union européenne en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (préc., § 62). La motivation doit donc permettre d’établir celle des trois hypothèses prévues par l’arrêt Cilfit (précité) sur laquelle est fondé le rejet, ainsi que les motifs permettant de retenir cette hypothèse. Ces deux volets de la motivation sont bel et bien absents en l’espèce dans l’arrêt de la Cour de cassation. Ainsi, si un État a pu être condamné en cas d’absence totale de référence à la demande de question préjudicielle (CEDH 8 avr. 2014, Dhahbi c. Italie, req. n° 17120/09, Dalloz actualité, 20 mai 2014, obs. N. Devouèze ; D. 2015. 450, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot
L’articulation avec les obligations tirées du droit de l’Union européenne
Sur la question de l’articulation des obligations posée par la Cour européenne des droits de l’homme avec les exigences tirées du droit de l’Union, notons que la CJUE n’a connu qu’à une seule occasion du non-respect par une juridiction nationale de son obligation au titre de l’article 267, § 3. Il s’agissait d’un refus de renvoi dans le cadre d’une affaire portée devant le Conseil d’État français. (La France ne fait donc pas figure d’élève modèle…) Dans l’arrêt Commission c. France (CJUE 4 oct. 2018, Commission c. France, aff. C-416/17, Dalloz actualité, 9 oct. 2018, obs. E. Maupin ; AJDA 2018. 1933
La jurisprudence de la CEDH sur le fondement de l’article 6, § 1, conduit donc en pratique à renforcer l’obligation pesant sur les juridictions nationales dans le cadre de la procédure de renvoi préjudiciel. Si le juge de Strasbourg se considère logiquement incompétent pour opérer un contrôle sur le fond des critères Cilfit (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, préc., § 66), l’obligation de motivation constitue une charge supplémentaire pour les juridictions nationales. Cette position s’explique en réalité par une différence fondamentale de paradigme. Certes, la CEDH intègre dans son contrôle les règles posées par le TFUE et par la CJUE. Cependant, les deux juridictions fondent leur contrôle sur des dispositions ayant des finalités différentes. D’un côté, l’obligation de renvoi prévue à l’article 267, § 3, a pour but d’assurer « la bonne application et l’interprétation uniforme » du droit de l’Union au sein des États membres (CJCE 6 oct. 1982, Cilfit, préc., pt 7). Il s’agit donc d’une procédure objective qui s’inscrit dans un rapport interjuridictionnel, un « dialogue de juge à juge » (CJUE, ass. plén., 18 déc. 2014, avis 2/13, pt 176, Dalloz actualité, 18 juin 2013, obs. A. Portmann ; AJDA 2015. 329, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser
La question de l’office des juridictions françaises
Sur la question plus spécifique de l’office des juridictions françaises, l’arrêt Sanofi Pasteur c. France témoigne une nouvelle fois des difficultés que rencontrent le Conseil d’État et la Cour de cassation s’agissant de la prise en compte du droit européen. Ces difficultés s’expliquent sans doute par le respect traditionnel de l’imperia brevitas, peu compatible avec une motivation détaillée de la position retenue. Surtout, un certain « nationalisme judiciaire » semble encore régner au sein des juridictions françaises. Des avancées notables ont été accomplies, notamment à travers la systématisation du contrôle de conventionnalité in concreto. Cependant, des lacunes demeurent. Ainsi le Conseil d’État est à l’origine du constat en manquement dans l’arrêt Commission c. France (préc.) et la Cour de cassation a récemment été pointée du doigt par la CEDH en raison de la motivation insuffisante du rejet d’un grief tiré de la Convention européenne (CEDH 14 mars 2019, Quilichini c. France, req. n° 38299/15, § 44, Dalloz actualité, 27 mars 2019, obs. J. Boisson ; AJ fam. 2019. 300, obs. N. Levillain
En ce sens, la pratique par la Cour de cassation de la motivation « développée » ou « enrichie » témoigne d’une meilleure prise en compte de l’importance de la motivation, notamment dans le cadre des rapports interjuridictionnels. En effet, le renvoi à titre préjudiciel ou le rejet de la demande de renvoi font partie des hypothèses de mise en œuvre d’une motivation « en forme développée » selon la note publiée par la Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation (p. 29). Plusieurs arrêts refusant de prononcer un renvoi à titre préjudiciel ont déjà été rendus sous la forme enrichie par la première chambre civile de la Cour de cassation, postérieurement à l’arrêt Sanofi Pasteur (il s’agit d’une motivation enrichie à titre expérimental, v. not. Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 17-15.160, Dalloz actualité, 4 oct. 2017, obs. E. Maupin ou 21 nov. 2018, n° 18-11.421, AJDA 2018. 2320
Plus qu’un changement de style ou de forme, c’est donc un véritable changement d’état d’esprit des juridictions nationales qui semble nécessaire sur la question de la motivation des décisions de justice. En faisant preuve d’une plus grande ouverture au droit européen et d’une plus grande pédagogie, elles renforceront tout à la fois la confiance des justiciables et la qualité du dialogue avec les juridictions européennes.