La Cour de cassation vient de trancher une question juridique fort intéressante relative à l’interprétation et à l’application de l’article 815-9 du code civil. Selon l’alinéa 1er de ce texte, « chaque indivisaire peut user et jouir des biens indivis conformément à leur destination, dans la mesure compatible avec le droit des autres indivisaires ». Selon l’alinéa 2, « l’indivisaire qui use ou jouit privativement de la chose indivise est, sauf convention contraire, redevable d’une indemnité » (sur ce texte, Rép. civ., v° Indivision, par C. Albigès, nos 189 s.). Qu’en est-il lorsque l’un des indivisaires est par ailleurs locataire d’un bien indivis pour un loyer très inférieur à la valeur locative du bien ? La Cour de cassation refuse ici clairement de condamner l’indivisaire locataire au paiement d’une indemnité d’occupation.
En l’espèce, un père avait octroyé à sa fille un bail verbal très avantageux sur un bien immobilier dont il était propriétaire. Le loyer versé n’était que de 381,12 € alors que la valeur locative du bien s’élevait à 1.200 €. Au décès du père, la fille fut appelée à hériter en concours avec son frère et sa mère. Elle devint alors indivisaire du bien sans perdre sa qualité de locataire (le contrat de bail avait été transmis aux ayants-cause). Des difficultés sont apparues dans le cadre de la liquidation et du partage de la succession et les coïndivisaires ont sollicité le versement d’une indemnité d’occupation sur le fondement de l’article 815-9 du code civil. La demande fut rejetée en première instance mais accueillie en appel. L’arrêt infirmatif de la Cour d’appel de Versailles condamna la défenderesse au paiement à l’indivision d’une somme mensuelle de 578,88 € à compter du 29 avril 2010 (cette date fut sans doute retenue eu égard à la prescription quinquennale des fruits applicable à l’indemnité d’occupation, Civ. 1re, 8 juin 2016, n° 15-19.614, D. 2016. 1310
La succombante forma un pourvoi en cassation. La nouvelle rédaction des arrêts adoptée par la Cour de cassation la conduit dorénavant à reproduire les moyens des pourvois dans le corps de la décision, même s’il y a cassation. La demanderesse au pourvoi se prévalait d’abord du titre propre que lui octroyait le bail pour justifier que soit écartée l’application de l’article 815-9 du code civil. Elle rappelait ensuite que l’indivision, en tant que bailleresse, est tenue de la faire jouir paisiblement de l’immeuble pris à bail (où l’on observe au passage une personnification totale de l’indivision). Enfin, elle indiquait que seul pouvait lui être demandé le rapport à la masse partageable de l’avantage ainsi octroyé, sous réserve de démontrer l’existence d’une donation indirecte.
Ces arguments convainquirent la première chambre civile de la Cour de cassation qui cassa l’arrêt d’appel au visa de l’article 815-9 du code civil. En condamnant la défenderesse au paiement d’une indemnité d’occupation tout en constatant que l’immeuble était occupé en qualité de locataire, la cour d’appel a violé le texte : aucune atteinte n’était portée aux droits égaux et concurrents des coïndivisaires.
Deux enseignements peuvent être tirés d’une telle décision. Le premier n’est guère surprenant : le bail chasse l’indemnité d’occupation. Il est en effet acquis de longue date que pour être débiteur de l’indemnité, il faut être dépourvu de tout droit de jouissance exclusif sur le bien occupé. Aucune indemnité n’est due lorsque l’indivisaire use du bien en qualité d’usufruitier et qu’il n’existe aucune indivision en jouissance. Ainsi en va-t-il par exemple du conjoint survivant bénéficiaire d’un usufruit universel qui se trouve seulement en indivision avec les autres héritiers sur la nue-propriété (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 11-24.217, D. 2013. 1209
Le deuxième enseignement constitue le véritable apport de l’arrêt : un bail déséquilibré octroyé à un indivisaire ne donne pas droit au paiement d’une indemnité au bénéfice de l’indivision. On ne saurait donc exciper, pour obtenir le versement d’une indemnité d’occupation, de la différence de valeur, fut-elle très importante, entre le prix de l’occupation et la valeur de cette occupation. La rigueur dont fait montre ici la Cour de cassation est bienvenue. Il s’agit en effet de ne pas confondre le titre et le prix du titre. Le bail confère un droit, un titre d’occupation, une qualité. Peu importe que cela soit obtenu à un faible prix, ou même d’ailleurs à titre gratuit. La différence entre la valeur locative et le loyer ne saurait altérer l’efficacité du droit qui résulte de l’acte. Le déséquilibre de la convention ne diminue pas le titre d’occupation. Tel était bien le premier argument au soutien du pourvoi.
Par « valeur locative », il faut entendre le montant du loyer qui pourrait être obtenu si le bien était donné à bail (Civ. 1re, 27 oct. 1992, n° 91-10.773, RTD civ. 1993. 630, obs. J. Patarin
La Cour de cassation refuse fort opportunément de confondre le titre qui fonde l’occupation et le prix de cette occupation : seul compte le droit à l’occupation privative, donc ici la qualité de locataire, peut important que ce droit ne dispose pas d’une contrepartie équivalente. Une telle solution est parée des vertus de la prudence. Statuer en sens inverse aurait présenté le risque d’ouvrir la voie à de nombreux recours d’indivisaires cherchant à démontrer, à grand renfort d’expertises, une disparité entre le montant du loyer versé et la valeur locative du bien. Cela aurait promis d’âpres difficultés, car si en l’espèce le manque à gagner est flagrant, il n’est pas toujours aussi aisé de démontrer que le loyer ne correspond pas exactement à la valeur locative du bien. La solution retenue préserve aussi la nature de l’indemnité d’occupation et évite qu’elle ne soit dévoyée à des fins compensatrices d’une convention déséquilibrée : l’indemnité d’occupation ne saurait être mobilisée pour compléter un faible loyer.
De quels recours disposent encore les indivisaires qui subissent un tel manque à gagner ? Le défaut d’équivalence des prestations n’est pas, en principe, une cause de nullité du contrat (C. civ., art. 1168) et le déséquilibre inhérent au bail est en l’espèce trop faible pour encourir la nullité sur le fondement de l’article 1169 du code civil. Quant à la révision pour imprévision (C. civ., art. 1195), le seul changement de circonstances intervenu depuis la conclusion du bail est le décès du bailleur, ce qui n’est nullement imprévisible. Aucun espoir n’est permis du côté de l’action de in rem verso dans la mesure où l’enrichissement est justifié par la convention elle-même. Impossible par ailleurs de mettre fin au bail sans l’accord unanime des indivisaires (Civ. 3e, 8 nov. 1995, n° 93-16.949, AJDI 1996. 483
Le pourvoi évoque la possibilité d’un rapport de l’avantage ainsi procuré à la masse à partager, ce qui permettrait de préserver l’égalité dans le cadre du partage. Cela conduirait aussi à cantonner l’émolument perçu à la réserve individuelle de l’occupante augmentée de la quotité disponible. Mais cela nécessite que soit démontrée l’existence d’une donation indirecte, donc que l’avantage octroyé soit qualifiable de libéralité : il ne suffit plus de prouver l’existence d’un simple « avantage indirect » (Civ. 1re, 18 janv. 2012, nos 09-72.542, 10-27.325, 11-12.863, 10-25.685 et 10-27.325, D. 2012. 283
En l’espèce la qualification de commodat peut aisément être écartée au regard de la stipulation d’un loyer. Mais il n’est pas si aisé de démontrer l’existence d’une libéralité portant sur une partie des fruits du bien. Si la preuve d’un déséquilibre économique procédera d’une simple évaluation mathématique du manque à gagner, la démonstration d’une intention libérale pourrait être plus délicate, quoique le contexte familial en allège quelque peu la charge probatoire. Mais surtout, le rapport et la réduction ne pourront être obtenus que pour la libéralité consentie par le de cujus, donc pour la période antérieure au décès. Cela ne permet pas de régler la question du manque à gagner à compter du décès (soit, en l’espèce, une période de près de 13 ans). Il serait peu utile de chercher à démontrer qu’une libéralité aurait été octroyée par les coïndivisaires. Cela permettrait simplement au frère de limiter l’avantage perçu par sa sœur eu égard à la libéralité consentie par la mère (en appliquant rapport et réduction dans la succession de la mère en plus de leur application dans la succession du père). Cela est mieux que rien, mais clairement insuffisant. Et encore faudrait-il prouver une intention libérale, ce qui est directement contrarié par l’action engagée par les indivisaires en paiement d’une indemnité d’occupation. Impossible en effet de considérer que les indivisaires ont voulu avantager celle à qui ils réclament un prix.
Il s’agit donc d’une convention déséquilibrée, présentant l’élément matériel de la gratuité (un avantage sans contrepartie équivalente) et que les indivisaires devront subir au moins jusqu’au partage, seule issue possible pour endiguer le flot des fuites de ce tonneau percé.